1, 2, 3, soleil
Je jette encore un regard à l’atelier. Je tiens à m’assurer que rien n’obstrue l’entrée du local électrique comme la petite notice sur la porte le demande. Je m’attarde un moment. Les néons sont éteints et seuls les sauts-de-loup amènent de la lumière. Ils dessinent un tapis d’ombres et je devine les objets observés durant le jour. Ils ne sont plus frappés d’irréalité comme tout à l’heure. Ils retrouvent enserrés dans l’obscurité une forme simple. Je les sentais, par instants, sous mon regard se rétracter. Je les sentais fuir mon œil insistant et l’éclairage trop présent.
Quelqu’un m’a dit un jour découvrant le lieu qui me sert d’atelier et mes peintures : « Il est cruel de peindre à la lumière électrique ». Si je vois des peintures exposées soumises à un trop violent éclairage, je trouve ça cruel aussi. Une cruauté qui ne tient pas à la qualité de la lumière mais à l’étrange durée induite par l’éclairage électrique dans l’instant où il nous éclaire: il soumet le monde à un jour sans fin et on dirait le pendant terrible à la nuit la plus noire, celle de nos peurs d’enfant. Le monde alors semble baigner dans sa propre gloire. Les ombres cessent, indéfiniment, de bouger. Elles perdent aussi de leur transparence.
En ouvrant la porte de l’atelier, j’ai surpris une petite souris. Je l’ai vue, saisie par l’aveuglante luminosité tombée du plafond à l’instant où j’allumais la lumière, se dérober à mon regard, longer le mur et disparaître sous une palette. Elle a trouvé là un refuge.
Le matin, les yeux brouillés de sommeil, à demi couché sur le lit, la tête relevée adossée au mur, je vois le monde s’éveiller, pour moi seul, comme un premier jour. Il m’accompagne en quelque sorte. L’impression est forte de saisir les choses en train de se faire. La densité du monde se fait sentir, graduellement, à mesure que je m’extrais des plis des draps et que mes yeux s’ouvrent à l’obscurité. Je devine – plus que je ne les vois – les formes claires des coussins repoussés à mes pieds. Muriel, qui déjà est partie, les aura posés là. Plus loin, je reconnais au mur la peinture qui me fait face et je vois distinctement l’étagère qui surplombe le lit. Et des livres, entassés, en nombre. Sur le rayonnage du bas, à hauteur de visage, un globe semi-transparent. C’est ma lampe de chevet. Je l’allume dès que mes doigts parviennent à saisir l’interrupteur. Je tente alors de protéger mes yeux de l’éblouissement. Le cache formé de mes mains jointes laisse malgré tout filtrer la lumière et les traits qui m’atteignent m’aveuglent, contractent par intervalles les paupières. A mesure que l’iris se rétracte, le monde perce devant moi et rejoint le jour qui déjà a commencé ailleurs. A mon radio-réveil, il est six heures trente, parfois un peu plus. Le flux des informations diffusées par le poste me dit qu’ailleurs le monde déjà est en branle. Ce qui se rend visible ressemblerait à une peinture de Morandi, si ce n’était la lumière – électrique.
A midi, je sors de l’atelier pour faire quelques courses, c’est l’occasion de respirer l’air du dehors. Je ne me résous pas à éteindre la lumière. La radio aussi je la laisse allumée. Je tiens à laisser les choses en l’état. Je porte la crainte que l’amoncellement d’objets qui s’apparente si bien à une montagne tant que j’y travaille ne se résorbe en un amas de gravats dans l’instant où l’atelier sera plongé dans l’obscurité. La lumière des tubes néon, en mon absence, s’abattra comme une neige qui recouvre d’un faux manteau d’éternité les aspérités d’un paysage. Quand la neige commencera à fondre, le fourmillement du paysage prévaudra à nouveau. Des formes demanderont alors à éclore sous mon regard; elles se feront visibles en prenant appui sur l’invisible. Morandi, dans sa volonté de toucher à l’instant où les choses se font, en amont des premières paroles qui viendront baptiser le monde, me va droit au cœur. Ce n’est pourtant pas ce même instant, ce point de bascule entre deux mondes, qui se tisse dans mes peintures. Je peins des présences déjà advenues et déjà parties en quelque sorte. Morandi badigeonnait ses objets de couleurs et d’un simple coup de manivelle élevait à la bonne hauteur sa petite scène circonscrite aux limites de son plan de travail. Il devait ensuite s’en remettre aux pouvoirs de la lumière. L’éclairage électrique qui m’est donné n’éclaire que rarement l’essentiel.
Le soir, je cesse de lutter. J’abandonne à l’obscurité le monde de l’atelier. A la maison, mes yeux fatigués parfois s’accrochent encore à une peinture amenée de l’atelier et mise au mur (le bain de lumière ici est autre). La toile me guette autant que je la mets à l’épreuve. Elle repousse la décision d’aller me coucher. La montagne déjà n’est plus là et je découvre ce qui ressemble bien plus à une avalanche. Une réalité atomisée. Une masse impossible à maintenir, alors que le réel, c’est l’évidence même. Au moment de fermer les yeux, de petites étoiles phosphorescentes collées en son temps au plafond pour Julie captent encore dans le noir mon regard. Elles distillent une lumière de moins en moins perceptible. Je m’endors sous ce ciel de pacotille.
***
Salut Marc,
L’âpreté du regard, cela pourrait être le titre d’un texte faisant suite au tien (1, 2, 3, soleil) et à la visite de ton expo à Corcelles. D’après le dictionnaire que j’ai consulté, « âpre » se dit de ce qui est amer ou rude : « un âpre combat… ». Se dit aussi, selon moi, de la nature de ton travail de peintre…
Les objets que tu observes – pour les peindre – sont, dis-tu, « frappés d’irréalité » et
« soumis », par la violence de la lumière électrique, « à un jour sans fin… le pendant terrible à la nuit la plus noire, celle de nos peurs d’enfant ». Plus loin tu dis aussi de leurs formes (visibles) qu’elles prennent « appui sur l’invisible ». Et moi, prenant appui sur ces citations, sur le sentiment que m’ont laissé tes peintures, et sur mon expérience propre, voici ce que j’ajoute, à tout hasard…
Il n’y a pas de Tout, de grand « Un » ; seulement des choses qui sont en soi, des « étant ». Si on les considère ensemble, ces étant n’existent que par leur mise en rapport. Au lieu donc de considérer un Tout, on observe un ensemble (infini) de rapports. Le rapport du tabouret et du chiffon posé dessus. Le rapport de ce chiffon et du pinceau posé en équilibre sur le bord du tabouret. Et ainsi de suite… La nature de ton travail de peintre est de « saisir un à un » ces rapports. Par un lent travail de translation, tu déconstruis chacun d’eux – à mesure que ton regard les touche – et reconstruis sur la toile ce qui se rapproche le plus de leur « équivalents ». (Mikado, c’était le titre d’un autre texte où déjà tu rendais compte de cette translation.) Déconstruction et reconstruction des rapports : âpre labeur je dis!
Il faut du temps – et une sorte de confiance aveugle – pour parcourir l’amas d’objets (« ton petit bordel ») d’un coin d’atelier, et faire halte aussi longtemps que nécessaire devant – non pas chaque objet – mais chacun des rapports qui s’établissent entre eux. Il va sans dire que le nombre de ces rapports est infiniment plus grand que le nombre des objets eux-mêmes. C’est ainsi que tu observes « une montagne » qui devient, dans ta peinture, une « avalanche ». Je m’explique :
Le réel – telle une peinture de Morandi – c’est l’évidence même, tu dis. Oui, parce que le regard s’en saisit d’un coup, comme en un éclair. Tout est mis en rapport sur l’instant. (Nos yeux embrassent le champ de vision à la vitesse de la lumière). Tes natures mortes, au contraire, s’étalent dans le temps. Elles déploient un labyrinthe dans lequel il faut du temps pour se perdre. (Si on laissait vraiment aller nos yeux à l’intérieur il n’en sortirait pas). On part pourtant confiant du tabouret au chiffon, puis du chiffon au pinceau ; mais déjà un doute nous prend lorsqu’on constate que du pinceau au tabouret le chemin du retour ne « colle pas » à notre souvenir, ne correspond pas à l’expérience de nos premiers pas assurés dans la toile. C’est que – dans cette peinture qu’il a bien fallu que tu peignes, laborieusement… – du temps a passé. Du tabouret au chiffon, du chiffon au pinceau, il y a des jours de travail à l’atelier.
Ce « temps passé », nécessaire à la translation de chacun des rapports, est ce qui « atomise »
la réalité, ou plutôt engendre sa division (il a fallu bien sûr, pendant « ce temps », tenir l’âpre combat…). La montagne (tabouret, chiffon, pinceau) part en avalanche dès lors qu’on ôte ce qui tient ensemble tout ce qui la constitue, dès lors qu’on déplace séparément ses éléments (–tabouret–chiffon–pinceau–), dès lors que l’on supprime son unité dans le temps.
Pour finir, tu m’as parlé de ton unique espoir concernant la poursuite de ton travail de peintre : simplement « pouvoir mieux peindre ». Dans ce désir – qui formulé ainsi est sans doute commun à tous les peintres – se tient bien la pierre d’achoppement de ton « œuvre ». A l’intérieur des limites exiguës où elle se construit, ta peinture te met au défi de tenir tête plus longtemps à la violente
« exposition » du réel devant tes yeux. Sous la cruelle lumière des néons, tu dois maintenir un regard – sensible – sur ces objets qui semblent te fuir. « Mieux peindre » serait alors le long tâtonnement par lequel la reconstruction des rapports entre les objets s’achemine vers une équivalence plus juste – quasi parfaite – avec les rapports existants entre les « étant ». Mieux saisir les liens entre les choses, mieux les démêler d’abord et les resserrer ensuite. Aller-retour du regard, entre la chose et la chose peinte, entre la manière dont le tabouret et le chiffon se rapporte l’un à l’autre et la manière dont les taches de couleurs sur la toile équivalent précisément ce rapport. Et ainsi de suite : entre le tabouret et le chiffon, entre le pinceau et le chiffon… Autant de fois que l’entrelacs de ton petit bordel l’exigera, tu te pencheras sur la toile en court et répondras à la lumière clignotante/dévorante des néons par cette autre évidence : l’essentiel nous échappe.
La nature de ton travail de peintre tend vers un calcul complexe (soustraction puis addition) de l’infinité des rapports existants entre toutes les choses. Comme pour maintenir ensemble ce qui
« n’a pas lieu d’être ».
Âpre tâche, en effet ! Mais c’est là ta liberté, ou ta soumission, comme tu voudras…
T’embrasse
Bon travail
Yves